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Eloge du temps perdu par Catherine Francblin

 

Un rendez-vous avec Han Myung-Ok constitue une rencontre d'une rare intensité. Dans l'atelier règne une simplicité qu'on ne peut dissocier de la personne de l'artiste dont la présence grave et légère excite d'emblée la curiosité. Les oeuvres apparaissent peu nombreuses au sens où beaucoup sont tellement proches les unes des autres qu'elles semblent n'être que des variantes. Il serait sans doute plus juste de dire que Han Myung-Ok creuse continûment le même sillon ; que les différents objets qui jalonnent son parcours relèvent d'une seule et même quête, qu'en tous s'expose la complexité d'une expérience intérieure unique et singulière. "J'ai cessé de faire de la peinture, me dit Han Myung-Ok, parce que je voulais rendre compte de l'espace. Vous, moi, nous nous faisons face comme si nous étions des images plates. Je voulais ouvrir un chemin dans la profondeur." Han Myung-Ok entretient une relation têtue avec cette dimension favorable à l'immersion des corps et des objets,cette échappée que Merleau-Ponty appelle la "voluminosité du monde". Comme de nombreux artistes ayant été formés dans une époque qui aspirait à un langage capable de célébrer la vie après que la peinture abstraite eut atteint le point culminant de la planéité, elle attribue à l'espace des qualités de stimulation qui l'apparentent à un élément aussi indispensable que l'oxygène de l'air, aussi nécessaire que l'eau.

Arrivée en France en 1986, l'artiste a suivi l'enseignement de l'école des beaux-arts de Dijon. Toutefois, si l'on reconnaît dans son intérêt pour l'espace les préoccupations de toute une génération, il apparaît que l'orientation qu'elle prend quand elle se fixe pour tâche d'ouvrir une porte sur la vie s'ancre très largement et très tôt dans une histoire mystérieusement intime, façonnée en grande partie par ses origines culturelles. La première chose que Han Myung-Ok semble avoir comprise, c'est que pour donner form à son désir de profondeur, elle devait commencer par regarder autour d'elle et ne pas craindre de s'emparer des éléments les plus humbles et les plus immédiats. Han Myung-Ok a toujours procédé ainsi. Parmi les artistes qui ont compté pour elle au cours de sa formation figure Anselmo qui suggère parfois dans ses oeuvres le phénomène de la respiration à l'aide d'une éponge végétale ou d'une salade. Le papier de riz employé dans ses premières oeuvres par Han Myung-Ok, et plus encore les grains de riz qu'elle aligne en rangs serrés dans ses oeuvres plus récentes sont l'équivalent de la laitue d'Anselmo. "Combien un Asiatique qui mange du riz trois fois par jour consomme-t-il de grains de riz en quarante ans?" : c'est par cette question en forme de blague que Han Myung-Ok me présente ses tableaux de riz, impressionnantes surfaces nacrées incrustées de grains collés l'un après l'autre au long d'interminables séances de travail exigeant la plus extrême concentration. Je ne serais évidemment pas plus capable de répondre à la question que l'artiste ne serait capable d'indiquer le nombre d'heures qu'elle passe ainsi, à broder, à l'aide d'une pince à épiler, ses longues murailles fantomatiques dont elle se fait une forteresse digne d'un théâtre de poupées. Mais le temps n'est pas pour Han Myung-Ok un sujet d'inquiétude. Au regard de la manière dont la plupart d'entre nous vivons le temps, on dira que chacune de ses oeuvres en exige beaucoup. Certaines - comme ses bols remplis d'un long fil de coton parfaitement enroulé - exigent même des heures durant une attention qui relève de la performance physique.

L'indifférence de Han Myung-Ok au temps passé sur ses oeuvres n'a toutefois, d'après elle, rien d'héroïque. Plus elle se concentre sur sa tâche, raconte-t-elle, plus elle perd la notion du temps et parvient à s'abandonner à une rêverie qui la transporte totalement "ailleurs", non seulement hors des limites de l'atelier, mais également hors des limites du réel, hors des limites de la conscience, des limites du présent. Comme il y a une positivité de la fadeur, ainsi que l'a démontré François Jullien à propos de la culture chinoise, il y a, en somme, une positivité du temps perdu. Han Myung-Ok a d'ailleurs intitulé plusieurs de ses expositions "Temps perdu". Manière d'affirmer que ses oeuvres sont les filles du temps qui coule. Manière taquine de rappeler, aux prisonniers du temps que nous sommes, que son écoulement continu est pareil à un movement de navette entre deux pôles et que, par conséquent, à toute perte correspond un gain, de même qu'à tout élément Yin correspond un élément Yang équivalent. Temps perdu /temps gagné : les deux termes sont indissociables, à l'image de ces bobines de fils détricotées d'un côté et lentement ré-enroulées de l'autre au moyen desquelles l'artiste exprime sa pensée du temps, tout en nous livrant, dans un raccourci visuel et poétique d'une remarquable limpidité, une clé fondamentale de la sagesse, de l'équilibre et de la sérénité. La place des aliments dans l'oeuvre de Han Myung-Ok retiendra notre attention sur un autre aspect de sa personnalité. J'ai mentionné le riz. Il faut bien sûr noter également les récipients constituant ses matériaux de base, ustensiles souvent emblématiques de la culture culinaire asiatique, à l'exemple des bols dans lesquels on présente la nourriture ou des pots dans lesquels macèrent les sauces. D'autres oeuvres se composent de coquilles d'huîtres ou de moules ou encore d'ingrédients typiquement occidentaux comme le pain (cf. la spirale de tranches de pain de mie présentée au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en 2000) et les pommes de terre. Cet intérêt pour alimentation et ce qui s'y rapporte est révélateur de la vision particulièrement humaine développée par Han Myung-Ok. Le temps n'est pas, dans son oeuvre, une donnée de l'ordre du concept. Il ne s'agit pas du temps sidéral, abstrait, lointain de nombre d'artistes contemporains.

Le temps de Han Myung-Ok renvoie à l'individu concret, à celui qui se nourrit, à l'être vivant. Temps cyclique de la vie qui renaît toujours, ainsi qu'en témoigne son installation Maison rouge(2004), installation in progress dans laquelle elle observe le changement d'état de pommes de terre qui, après s'être racornies, bourgeonnent de plus belle. Temps quotidien d'une humanité bien réelle représentée par les pages du journal Le monde, placées par artiste, au début des années 90, dans diverses configurations et entrant aujourd'hui dans de nouvelles compositions colorées. Temps des hommes, temps des femmes. Temps de la mémoire éveillée dont traite un projet récent, Names, vaste réservoir de noms écrits sur des carte de visite vierges, collectées par Han Myung-Ok auprès d'une quarantaine de personnes proches, sollicitées une à une, auxquelles elle a demandé de retrouver le nom de ceux, aimés ou détestés, dont elles avaient gardé le souvenir depuis leur naissance et qui pouvaient ainsi, par le biais d'un geste artistique, rejoindre en quelque sorte le territoire des vivants. Telle est l'oeuvre que Han Myung-Ok construit à l'abri du tumulte extérieur dans la solitude de l'atelier. L'espace y est restreint et son resserrement sur le travail en cours semble en renforcer la vigueur. Sur les murs, sont accrochés des oeuvres sur papier, des dessins criblés d'une succession de trouées obtenues par une multitude de lignes et de points microscopiques tracés à l'encre de Chine. Ces formes circulaires, semblables à l'oeil des cyclones, creusent, elles aussi, "un chemin dans la profondeur ".

Souvent, les artistes contemporains qui insistent sur le réel recherchent la plus grande proximité possible avec l'environnement, sa surenchère d'informations pléthoriques et contradictoires, ses flots de couleurs et de bruits, son mouvement incessant. Ce n'est pas cette réalité-là, éphémère, limitée à un mode d'existence passager, qui intéresse Han Myung-Ok. Parlant de Names qui a exigé d'elle un effort relationnel inhabituel, puisqu'elle a tenu à prendre contact individuellement avec chaque "fournisseur de noms", elle explique que, dans cette oeuvre, les gens constituent son matériel de base.

Cette remarque, selon moi, ne concerne pas seulement ce projet particulier ; elle concerne l'ensemble de l'oeuvre de l'artiste, sous-tendue de façon permanente par une espèce d'adresse à l'autre, de question ouverte posé à un interlocuteur sans visage. Dans l'un des catalogues qu'elle m'a remis, une photographie attire mon regard : on y voit deux mains présenter un bol garni de fil dans un geste qui transforme ce dernier en offrande. Mais ce ne sont pas les Dieux que Han Myung-Ok interpelle. C'est avec le spectateur qu'elle engage un dialogue silencieux. Car c'est en lui que réside la profondeur qui hante son univers, - cette énigme qu'elle ne cesse de poursuivre et que ses oeuvres nous renvoient comme en miroir afin que nous puissions découvrir en nous-mêmes quelle direction nous donnons à notre propre existence.

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