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Entretien avec Han Myung-Ok par Kim Airyung

 

KA/ Chez vous, il y a une préoccupation constante concernant la question du temps. Il ne s'agit pas d'une notion abstraite mais il s'agit du temps concret agissant sur la matière. Vos oeuvres donnent l'impression de regarder l'écoulement du temps avec une loupe. Vous détaillez chaque instant avec un geste précis et donnez au temps une texture et un mouvement particuliers. Il me semble que votre travail vise à atteindre la maîtrise du temps, à opposer une résistance à la fuite du temps.

 

HMO/ Vos remarques me rappellent des questions qui m'ont obsédée quand j'avais 16-18ans. A l'époque où les études occupaient la majeure partie de mon temps, j'imaginais la vie à travers la littérature. A la manière de Luise Rinser, qui avait une grande influence sur les jeunes coréennes des années 70, je me demandais sans cesse "pourquoi vit-on?", "vaut-il la peine de vivre si c'est la mort qui nous attend?", "est-il possible d'avoir un espoir?". L'idée de la mort était nouvelle pour moi et cela me désespérait. J'ai souffert d'un sentiment pessimiste sur la vie avant même de la vivre réellement. Ces questions sans réponse ont été mises de côté quand j'ai commencé à vivre ma vie au jour le jour. L'oubliettes est une installation de fil posé sans dessein préalable, destinée à être incinérée à la fin de l'exposition. J'ai voulu concentrer au maximum sur l'instant du travail. Je me suis laisser guider par l'intuition et mon corps a suivi le movement du fil. Vivre éveillée chaque instant même si tout disparaît à la fin : ceci pourrait être la réponse aux questions de mon adolescence. Tout change avec le temps. Ce qui m'intéresse, c'est le processus de la mutation. Mes oeuvres n'ont pas de forme fixe ; elles sont plutôt des pauses dans une mutation perpétuelle. Le travail du fil posé me demande un effort particulier de concentration. Mais une fois concentrée, je ne suis plus dans le temps du travail. Pendant que mes mains travaillent , je suis en fait ailleurs. Cet état consistant à être hors du temps, ou à ne plus penser au temps, peut être considéré comme une sorte de liberté.

 

KA/ Pour l'exposition Temps-contre-temps au Centre Culturel Coréen, vous avez réalisé une pièce nouvelle : Muraille de riz. C'est une sorte de rempart en miniature "construit" avec d'innombrables graines de riz, fragile et déjà en ruine. Que veut-il défendre et contre quoi?

 

HMO/ J'ai pris en compte chaque grain de riz. Et cela a donné finalement une forme de muraille. Ce n'est évidement pas la représentation d'une réalité. La signification d'une oeuvre dépend une large part de ce que vous recherchez. Je préfère que l'oeuvre parle toute seule.

 

KA/ Vous travaillez avec des matériaux ordinaires de la vie courante tels que le fil, les journaux, les aliments et les ustensiles de cuisine. C'est pourquoi on pourrait rapprocher votre démarche de l'Arte Povera. Mais la dimension symbolique inhérente à chaque matériau utilisé semble importante pour vous. Comment choisissez-vous vos matériaux et quels sont vos critères ?

 

HMO/ Quand j'étais plus jeune, je pensais que l'artiste devait être une personne extraordinaire car l'art est quelque chose d'extraordinaire, comme l'utopie ; pour ma part, je me trouvais un peu trop ordinaire. Ce que je veux maintenant, c'est seulement être moi-même. Je ne cherche plus à être extraordinaire. Toutes les choses simples autour de moi servent naturellement mon travail. Chaque matière et chaque objet possèdent, selon moi, leur propre énergie. Je souhaite, par mon intervention, la rendre visible. De ce point de vue, je me sens plus proche de Joseph Beuys que des artistes italiens.

 

KA/ L'image de la nourriture est récurrente dans votre travail. Il y a des dessins avec des bols ou des louches qui évoquent la nourriture et donnent un sens particulier aux entrelacs abstraits de vos dessins. Les ustensiles de cuisine sont intégrés dans vos installations : assiette, bol, cuillère, jarre et plateau. Vous utilisez aussi des os, des coquilles, des tranche de pain, des grains de riz et des pommes de terre.

Si le fil de coton blanc rangé dans un bol rappelle métaphoriquement la nourriture, les grains de riz, les tranches de pain et les patates sont de vrais aliments, et en plus des aliments de base marqués par un sens symbolique fort. Ils parlent du quotidien, de la survie, de la relation élémentaire avec l'environnement. L'alimentation est étroitement liée au corps et, derrière chaque aliment, il y a des rapports complexes à la nature et à la culture.

 

HMO/ C'est vrai, la plupart des mes matériaux viennent de la cuisine! Je vis en famille et je sais ce que la cuisine représente. Elle est le centre d'un foyer ; c'est là où se répète une action primordiale de l'homme pour sa survie ; on y trouve à la fois le bonheur et le malheur, le sacré et le vulgaire. Mais dans mon travail, je ne m'intéresse pas à la nourriture elle-même. C'est un travail plutôt abstrait. J'essaie de trouver un sens propre à chaque chose que j'ai choisie autour de moi.

Par exemple, la cuillère m'a intéressée en tant qu'outil primordial. L'installation Neuf cuillères-l'équilibre ne représente pas un repas. Il y est question de l'équilibre. Quand j'ai enroulé le fil dans le creux de chaque cuillère, j'ai pensé qu'on peut trouver l'équilibre et faire contrepoids dans la vie en pesant sur celle-ci avec son propre poids.

Si mon fil symbolise le temps, je cherche un objet qui peut le soutenir. Une jarre en terre cuite est, pour moi, un véritable conteneur du temps. C'est un lieu de conservation et de fermentation. J'ai besoin de toucher le fond d'une forme. C'est d'ailleurs ce désir de la profondeur réelle des choses qui m'a orientée de peinture au volume. Je pose le fil en suivant la forme d'un récipient à partir du fond, laissant un petit trou au milieu. Les gens regardent la surface du fil posé, mais moi, comme j'ai touché le fond, je vois cette pièce depuis son fond. J'espère rencontre le regard des autres par le petit passage laissé au milieu de l'enroulement du fil.

Je suis très intéressé par le rapport entre la nourriture, le corps et le temps. Quand j'ai brodé les tranches de pain avec du fil rouge, j'ai imaginé du pain, que j'aurais mangé, traverser mes intestins et mes veines traçant à son tour un dessin...Avec le temps, la mie devient sèche et se craque, tout comme notre corps.

Pour Féminin-Masculin, j'ai été attirée par la forme de la noix : une boule faite de deux parties de matière dure qui gardé à l'intérieur une autre matière douce. J'ai attaché deux moitiés de coquille qui ne sont pas de la même noix avec un fil de coton. Je les ai jetées par terre ou alignées comme une sorte de colonne vertébrale.

Enfin la patate. Elle représente le quotidien le plus simple et le plus commun. J'ai utilisé neuf grosses pommes de terre comme socle pour construire une "maison" en fil rouge, semblable à une toile d'araignée : Maison rouge. Je l'ai observée se transformer pendant un an. Avec le temps, structure tendue de fil et d'aiguille s'est relâchée et l'aiguille suspendue au milieu de la construction ne tenait plus debout. Les germes avaient poussé sur les patates, ensuite elle se sont déséchées. Maintenant, les grosses patates ne sont plus que des boules noires rétrécies. Tout n'est désormais que souvenir du "bon vieux temps".

 

KA/ Cette attention particulière à l'alimentation, au corps ainsi que le travail avec du fil et une aiguille indiquent clairement l'identité féminine de l'artiste. Le fil de coton blanc, les grains de riz, l'importance du vide au sein de l'oeuvre, son incinération après l'exposition traduisent directement ou indirectement votre origine culturelle. Même si la question de l'identité féminine et coréenne n'est pas au centre de votre réflexion, j'imagine qu'elle a été importante pour vous comme pour tous les expatriés. Quelle est la part de cette origine dans votre travail?

 

HMO/ Si je n'avais pas quitté la Corée, j'aurais certainement moins réfléchi sur le fait que je suis coréenne. Mais le nom, le sex et l'origine ne suffisent pas à définir ce que je suis. Je suis avant tout une artiste.

Mon travail se nourrit aussi bien du souvenir de mes vingt-sept ans passés en Corée, dont les sept premières année à la campagne où il n'y avait même pas d'électricité, que de mes expériences en France depuis vingt ans. Je suis artiste coréenne mais je ne suis pas ici pour exporter la culture coréenne. J'ai pour principe de me demander toujours d'abord ce que je veux et d'essayer de m'y tenir. Le travail se fait pendant que je suis concentrée sur moi-même, essayant de saisir le présent et me rappelant le passé. Je suis comme un aveugle tâtant un éléphant ; je ne peux que me fier à mes sens. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas non plus exactement ce que je recherche. Si j'avais des réponses à toutes ces questions, je n'aurais plus besoin de travailler. Mon travail n'est pas mathématique, ni philosophique, encore moins religieux. C'est simplement un foisonnement de l'imagination et questionnement sans fin sur l'homme. Je souhaite toucher les choses essentielles à l'homme par le geste le plus simple. Mon pays, c'est mon atelier.

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