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                                         PERPETUELLE

                                                                                                                 Chacun est à sa place, en définitive, le

                                                                                                                  long de la ligne. La nôtre ? Celui qui

                                                                                                                  la tenait dans ses mains, je ne savais

                                                                                                                  quel géant, plutôt que d'en réunir les

                                                                                                                  deux bouts, avait préféré la balancer

                                                                                                                  sans fin.

                                                                                                                                                        Alain Veinstein



Faut-il qu'une œuvre soit un bloc de matière et de pensée, jeté dans le monde, sans savoir pour qui, si ce n'est pour celui qui le lance et pour le sens qu'il crée, un être ne supposant,au fond, que lui-même ?

Une œuvre, au contraire, n'est-elle pas un acte impliquant l'altérité, le don d'une forme,d'une vie pressentie puis extraite de soi, avant qu'un autre infirme ou confirme l'hypothèse, en s'en emparant ?

S'il en est ainsi, l'oeuvre se construit parce que des mains la façonnent mais aussi parce que des mains la tendent, parce qu'un esprit la conçoit mais aussi parce qu'il la prononce par la substance en une parole muette, pour un inconnu qui la reçoit.

La sculpture de Myung-Ok HAN est une offrande. Une offrande n'ayant rien de religieux ni de sacré, un don simple, sans ostentation et sans rite, un espace obligeant à imaginer immédiatement l'auteur, la forme, le spectateur et les significations passant de l'un à l'autre.

Son travail est ainsi archaïque et tout à fait moderne. L'artiste, par un geste et une matière, y formule son identité. Elle se fait reconnaître de l'autre, avec son origine, sa poétique et sa pensée,mais elle énonce également sa théorie qui est de n'exister qu'en relation, à partir des territoires et des échanges qu'elle suppose.

Entrez dans la salle où elle a placé des dizaines de pots, de bols, d'assiettes, ne demandez pas pour qui sont ces récipients emplis de substance blanche, ils sont pour vous qui pénétrez dans ce lieu, où tout engage à se saisir de ces objets habituellement portés aux lèvres. Tout y incite et, pourtant, vous ne le pouvez car ce qui vous est offert est extrêmement présent et parfaitement intouchable, ''immatériel''.

Que voyez-vous ? Des assiettées qui contiennent de la ''nourriture'', de longs filaments blancs semblables aux mets d'extrême orient. Une forme qui se connaît par le goût, se mâche et s'avale, s'ingurgite. Une masse qui se transforme en chair et qui, avant d'être expulsée, la nourrit et la fait vivre.

Ici, le corps est partout, notre corps s'apprêtant à manger. Le travail de Myung-Ok HAN s'inscrit dans ce qui est, aujourd'hui, appelé ''l'esthétique relationnelle'' et qui concerne certaines œuvres proposant au spectateur, de vivre dans les musées, les gestes appartenant à notre quotidien intime ou social : manger, dormir, consommer, jouer, travailler, aimer, discuter...mais de les vivre en tant que formes.

Nous sommes, en effet, invités à nous servir de vaisselles de petit-déjeuner ou de dîner mais, contrairement aux travaux que je viens d'évoquer, comme ceux, par exemple, de Rikrit Tiravanijia, nous ne pouvons l'accomplir, sur un mode existentiel, car ce qui nous nourrit, ici, ne demande ni la bouche ni les dents. Qu'avons-nous donc à manger ''qui ne se mange pas'' qui nous est tendu mais que nous reposons au sol, pour l'avaler avec les yeux et la pensée ?

Dans chaque élément de cette installation, se trouve un étrange aliment fait d'un fil déposé par un mouvement lent composant un cercle. Ainsi s'enroule une ligne qui tourne et sonde le temps. Chaque pot propose comme aliment un flux, un mouvement du temps non pas défini comme concept mais comme acte concret, situé là, devant nous, dans une écuelle à ramasser.

Cette mesure n'est pas celle d'un moment avec début et fin, chaque vase ne recèle pas un décompte d'heures et de minutes. Aucun ne se comprend confiné en ses limites. Chaque récipient n'existe qu'en rapport à l'autre et l'autre en rapport au suivant, ils sont une relation. Ils génèrent un processus sans solution de continuité. Chacun est différent et tous se pénétrent, s'abouchent en une suite perpétuelle de fondus enchaînés,d'apparitions et de disparitions.

En tous, se lit non la durée mais le passage du temps c'est à dire le temps lui-même, dans sa multiplicité et sa totalité mêlées. En chacun se découvre passé et présent portant en avant le futur d'un mouvement continu. Cette installation lui est consacrée et nous ne cessons de l'éprouver, le traverser, par la ligne qui se déroule et s'enroule devenant le réel de l'expérience sensible. Réel qui ne se définit pas par le suspens, l'arrêt et la définition, mais par la superposition, le recouvrement, la façon dont la ligne, contenu dans les récipients, invite à oublier toute coupure pour avancer que le réel est ce ''principe de mouvement'' : ''l'anima'' de la matière.

A regarder l'installation de Myung-Ok HAN, ce n'est pas la séparation que nous percevons, à travers la disposition des pots au sol mais au contraire le rythme, la pulsation qui les lient. Chacun bat de sa vie propre et ce battement n'a de sens que parce qu'il présume l'autre, parce qu'il s'ouvre à ce qui l'entraîne, à cette conscience qui est avant tout conscience de la mobilité, ''mobilis in mobile''.

Ici, nous est offert le principe de l'être ou, plus simplement,celui de nos vies où le passé, le présent, l'avenir sont dans le même espace,où le corps circule, mêlé à d'autres corps, où ''nous mangeons'' le temps qui nous produit et nous dévore. Ici, est donné, comme pitance, la naissance et l'engendrement. La chambre où se tiennent les récipients respire car, en elle, le réel ne cesse d'apparaître, de ''venir''. Il fait de l'espace un lieu n'ayant sens que s'il enfante la vie des personnes, des objets et des formes. Qu'est-ce donc que ce festin du temps auquel nous convie Myung-Ok HAN si ce n'est l'expérience renouvelée d'une genèse ?

Myung-Ok HAN la définit, grâce à la nature et à l'organisation de sa sculpture. Le temps crée un espace instable et le fait vivre en son entier mais aussi en chaque parcelle construite par la figure du cercle. Nous découvrons ainsi que ce qui est centre peut devenir contour et que chaque point du contour devient centre, à son tour, emmené dans un incomparable mouvement de giration. Le corps passe de cercle en cercle en une circulation qui relie tous les points du passage. Elle s'empare du sujet comme si, en lui, elle affirmait la totalité et le mouvement en un seul et même être , une attitude pour vivre notre propre existence, une part de vie ''s'évanouissant'' en une vie plus vaste.

Ici, l'espace creuse l'intérieur ou se dilate vers l'extérieur. Il déroule et fait vibrer le temps.

Ce principe vital s'énonce, par ailleurs, clairement, en un ensemble de dessins où il s'oppose, souvent, à un inquiétant bloc d'obscur. Celui-ci évoque, parfois, un corps gisant ou une matière menaçante mais ne se donne jamais comme poids ou masse inerte.

Ce qui aurait pu apparaître comme un dangereux pourrissement, l'écroulement d'une substance sur elle-même, est parcouru de centaines de lignes vives et par un mouvement circulaire qui change une prolifération morbide en un singulier ''feu d'artifices'' où la lumière, du noir au clair, envahit l'étendue de la page. Propulsée par de multiples figures de roues, elle se diffuse à travers les profondeurs d'un troublant réseau capillaire. La substance morte n'est plus morte, elle frissonne, se défait, s'éparpille en une métamorphose où, ailleurs et à nouveau, elle rayonne.

Un dessin, très émouvant, induisant l'anthropophagie d'une forme, révèle la cohérence de la pensée de l'artiste, entre ses travaux de sculptures et ses œuvres graphiques.

Un corps composé de fragments (des feuilles de papier juxtaposées) mais formant, par le mouvement du trait une unité, est étendu, suspendu dans l'espace. Corps sombre, corps enveloppé, sarcophage lancé dans je ne sais quel cosmos, il repose. Immobile au plein du mouvement, il vibre de mille sinuosités, de mille parcours. Il est à l'instant le plus rapide où, mort, la ligne lui redonne vie. Il est désormais substance ressuscitée et du blanc qui l'entoure s'esquissent trois cuillères, trois louches, trois ustensiles de cuisine qui viennent puiser en lui un aliment précieux. Corps nourricier il se disperse. Il devient, pour chacun de nous, une part de cette lumière, de cette énergie qui nous constitue.

L'oeuvre de Myung-Ok HAN nous l'offre comme un fait de conscience, une activité journalière, le dessin précis qu'a l'art de signifier notre relation au monde non dans ses anecdotes existentielles mais dans l'inversion de mort en vie, dans une dimension paradoxale, quotidienne et épique, simplement, au fil du temps.


                                                                                                                                                         Olivier KAEPPELIN

                                                                                                             

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