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Entretien avec François Bouillon par Michel Enrici

 

ME/ Vous avez toujours attiré mon attention sur le travail de Myung-OK Han.

Quelles ont été les circonstances de votre rencontre et quels ont été dans son travail les premiers signes qui vous ont laissé penser que vous étiez véritablement en face d'une artiste?

 

Après avoir étudié à l’Ecole des Beaux Arts de Séoul essentiellement la peinture et le dessin, Myung-Ok Han intègre les Beaux Arts de Dijon. C’est là que je la rencontre en 1987 dans le cadre de mon cours intitulé « Espace Volume ». La communication orale n’était pas aisée car le français de Myung-Ok Han était encore hésitant. Ce sont ses interventions plastiques, l’utilisation de l’espace (sol, mur, plafond), des matériaux (terre, eau, lumière, fils, pierres) ou des objets simples (cocottes en papier, récipients sacs plastiques) qui, dans un certain ordre présenté, sont la base de notre communication. En parallèle de ces exercices plastiques, Myung-Ok Han, prend connaissance en bibliothèque et dans les galeries des expériences plastiques de l’époque et notamment de la jeune sculpture anglaise, de l’ « arte povera » italien ou du groupe Gutaï. La pratique d’une communication essentiellement plastique issue de gestes de la vie ordinaire et au-delà du verbe, remplacera progressivement le cours d’art plastique attendu. Etudiante et enseignant sont alors de plein pied avec la fonction de l’art « dire en silence » .

 

ME/ Je vois dans son travail deux médiums essentiels la sculpture et le dessin, et en bordure la performance. Parlons sculpture. Qu'observez-vous d'universel puis de singulier dans son travail?

 

Myung-Ok Han développe alors lentement mais avec force et persévérance une œuvre avant tout humaine et donc universellement perceptible bien qu’issue, d’un lieu, d’une ethnie et d’une histoire bien spécifique, celle de la Corée de son enfance, de sa famille, de son éducation. Les modes d’expressions répertoriés dans les écoles d’art européennes : dessins, sculptures, installation, performance etc. pourront être évoqués avec justesse les uns après les autres ou même ensemble pour aborder « La création ». Ce sont là des moyens académiques utiles pour tenter de saisir « la mécanique de l’art » et espérer la dompter mais l’énergie première qui préside à l’émergence de l’art est sauvage. Pour Myung-Ok Han, elle est faite de simplicité, presque d’une forme de naïveté, de lois physiques élémentaires, de patience, de jeux, de répétitions jusqu’à perdre conscience au profit d’un ailleurs…La régression semble utile à la conquête. Cet antagonisme fort qui lie la plus grande fragilité à un travail rigoureux volontaire et répétitif à l’excès. C’était pour moi de bon augure pour tenter une aventure artistique.

 

ME. Parlons dessins. Dans une pièce particulière que nous montrons aux Grands Bains Douches de la Plaine à Marseille, elle propose par des taches de couleurs (sorte de all over) disposées sur des pages du journal Le Monde. Elle associe cela à une performance qui s'adresse à la capacité d'exprimer le bonheur. Comment regardez-vous ce travail et cette manière d'associer dessin, couleur, support d'actualité et performance?

   

« Porte Bonheur » est le titre d’une installation parmi les plus expressives que Myung-Ok Han ait produite. Pour reprendre nos codes européens, la pièce utilise la peinture, la symbolique de l’objet, l’installation, la performance.
Cette œuvre prend ses racines dans la tradition coréenne où des boules de couleurs suspendues contiennent une clochette sensée, au grès du mouvement, repousser les esprits malfaisants. Cette forme de hochet est utilisé dans la maison durant les fêtes populaires et par les « chamanes » (souvent des femmes en Corée). La coloration des boules se doit d’être très vive pour plus d’efficacité. Quand Myung-Ok Han peint un par un sans compas avec le plus grand soin et en grande quantité des cercles de couleurs vives sur le quotidien « Le monde », j’en apprécie la symbolique avec l’utilisation de papier, matériau friable qui se décolore, voué à une destruction inévitable par usure du temps et l’emploi de la couleur qui doit être très vive. Myung-Ok Han trace des cercles parfaits pour sauver la planète : elle consolide le papier par la forme parfaite du cercle en aidant la terre à toujours « tourner rond ».
Tout ça est dérisoire et très sérieux. Cet exorcisme est individuel, joyeux, lent et consciencieusement réalisé pour plus d’efficacité. C’est un vœu pieu, une prière, puisque c’est universellement connu, depuis son début, l’art sert à conjurer le sort, à honorer la mort.

Comme complément à cette intervention plastique et symbolique « sur le monde »,  Myung-Ok Han réalise une performance plus physique et individuelle, dans un espace bien réel : la rue. Elle marche lentement, sous une planchette de bois posée sur sa tête d’où pendent des boules sonores et colorées. Elle obtient ainsi 0.49 m2 de sécurité et de bonheur. Performance du 17 septembre 2008. Galerie Guy Bärtschi à Genève.   

 

ME: Votre propre pratique d'artiste et votre goût pour la réflexion qu’ouvre l'anthropologie sont visiblement complémentaires. Vous cherchez à vous adresser à des immémoriaux. Avez-vous l'intuition que Myung-Ok Han développe des éléments acquis dans sa propre culture propre à rencontrer l'homo sapiens, ce vieil homme que nous portons en nous?

 

Nous ne cherchons pas directement à nous adresser à des immémoriaux. Il semble plutôt que ce soit eux qui viennent à nous très naturellement dans ces moments privilégiés où l’esprit vagabonde « en roue libre », où se réveille « la folle du logis », où on évite alors de passer sous une échelle ou de croiser un chat noir un soir de pleine lune. On laisse aller, on laisse faire. Qui ? Quoi ? L’inspiration, la poésie, ou l’ «homo sapiens » qui nous habite et nous guide depuis la nuit des temps sous toutes les latitudes. Il n’est pas facile de rationnaliser mais là, s’active une force puissante sous des airs de sympathique folklore ou de comptines qui tournent en rond. Myung-Ok Han explique qu’en Corée, un des cadeaux faits pour le premier anniversaire d’un enfant est un écheveau de coton écru et elle ajoute qu’elle a mis longtemps à réaliser que cette coutume était sans doute à l’origine d’une de ces pratiques plastiques les plus minimalistes et les plus énigmatiques. Un fil est enroulé sur lui-même depuis le fond jusqu’au ras bord d’un récipient culinaire. La pièce finie, après des mois de patience, d’attention et de maitrise corporelle, présente une surface parfaite telle un microsillon de fil, un tourbillon statique, une illusion de mouvement, un reflet du ciel. Ce fil évoque-t-il le cordon ombilical lien, humain par excellence ? La spirale du temps et sa force pour une vie ? L’épanouissement de l’ombre vers la lumière ? Ces interprétations sont possibles ensemble ou séparément et les suppositions sont riches et libres d’autant plus que, semble-t-il, elles ne passent pas toujours par l’intellect mais par l’esprit ou les esprits.

 

ME: L'atelier de Myung-Ok Han se trouve à Paris à la Ruche et j'ai personnellement été très ému de la rencontrer là, dans un lieu historique profondément occidental où elle célèbre semble-t-il une rencontre avec l'histoire des ateliers.

Où en êtes-vous personnellement avec le rapport à l'atelier et croyez-vous que le travail de Myung-Ok Han ou d'un artiste en général soit déterminé par où il, elle travaille?

 

Myung-Ok Han  se dit satisfaite d’être dans un atelier de la ruche. Bien que trop petit, il bénéficie d’une bonne lumière et est peu bruyant. Elle apprécie le voisinage d’artistes « d’un certain âge », humains, pauvres et sans illusion. Elle manque de rangements mais dit pouvoir travailler sans artifices, comme une pratique domestique et solitaire. Le résultat s’incarnera par la suite en improvisation dans des espaces plus vastes tenant compte de la topographie du lieu et du temps prévu pour mettre l’exposition en place (10 à 15 jours pour les grandes installations de fils au sol) notamment à la kunsthalle de Berne. Avec Myung-Ok Han, l’individu est au centre de l’œuvre mais elle ne dédaigne pas pour autant de revisiter le « monde » et ses traditions les plus archaïques. Pour habiter la ruche il faut être une abeille ! Il ne s’agit pas d’être uniquement active ouvrière mais aussi soutenue par une intuition ancestrale, être une bâtisseuse prospective et novatrice pour surtout ne pas rompre le fil de l’art, de la vie.

 

ME: Parmi les pièces que Myung-Ok Han produit la fragilité est à la fois une qualité du processus et des matériaux mais en même temps un handicap à leur diffusion.

Sommes-nous devant le "muss en sein" -il doit en être ainsi- de Goethe ou bien reconnaissez-vous un argument, une décision proprement sculpturale à cette pratique?

 

Myung-Ok Han ne semble pas trop alarmée par la fragilité des œuvres produites. Plusieurs œuvres, notamment des récipients à fils ou des murs de riz, ont été acquises par des musées ou des collectionneurs. Certains les ont protégés sous un présentoir en altuglass, d’autres les laissent libres face aux dangers. L’artiste nous dit : « Je suis attirée par la fragilité comme une sorte de mission, je dois l’assumer et je ne suis jamais tranquille mais cette activité n’a jamais de fin. L’art est toujours vivant, il n’y a pas de raison de le bloquer dans une forme définitive. » L’artiste semble considérer son activité comme exemplaire. Les improvisations de fils dispersés au sol à la kunsthalle de Berne 2001 seront détruites après l’exposition poursuivant leur mission par le souvenir ou par l’image. Ces écritures de fils doivent se faire comme des châteaux de sable ou des empreintes de mains sur les parois des grottes peut-être est-ce là que nous rejoignons dans le temps le « muss en sein » - il doit en être ainsi - de Goethe.

                                                                                                    SAM, 2016,  Michel Enrici

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