UNE LIGNE
Ce qui étonne d'abord, chez Myung-Ok HAN, c'est l'espace. Quelle que soit la salle dans
laquelle se trouvent ses œuvres, celles-ci ont la faculté de s'abstraire des contingences de l'architecture. Elles nous entraînent dans l'expérience de leur propre axiome qui s'avère, quelle que soit la modestie ou l'importance des volumes, plus puissant que l'environnement qui les reçoit. L'espace de ses sculptures nous attire au lieu de leur apparition, de leur avènement mais aussi de leur existence, de leur forme maintenue. Les œuvres de Myung-Ok HAN ne dialoguent pas avec les données fonctionnelles qui les déterminent ou les aliènent. Elles s'extraient du contexte, elles font « trou » au milieu d'un système de codes pour mieux s'affirmer comme lieu individuel de concentration et d'énergie. Il est significatif de constater qu'en une installation appelée Aquarium, celui-ci est composé de plusieurs centaines de sacs transparents emplis d'eau, suspendus chacun à un fil les isolant et les identifiant au milieu de l'addition des unités. Chaque récipient possède sa propre forme, chacun sa propre force. Chaque volume supposant « son poisson », chaque volume affirmant esthétiquement et ironiquement la prévalence de l'espace du sujet sur celui plus englobant d'un ensemble devenu absurde par la généralité qu'il induit. Myung-Ok HAN met en évidence l'importance de l'expérience singulière qui seule permet, après que l'individu l'ait spirituellement et physiquement accomplie, d'énoncer par l'œuvre quelque sens communicable. Si celle-ci peut faire référence à un héritage culturel coréen (le fil comme matière de longue vie) ou à une attitude artistique européenne (celle de l'Arte povera), nous comprenons très vite que ce côtoiement n'est qu'affaire d'apparence nous informant peu sur le sens de cette création.
Myung-Ok HAN se veut seule face à cette forme, cet « autre » solitaire qu'elle fait naître de son geste, qu'elle précipite devant elle avec une lenteur extrême. Paradoxalement pour que cet espace existe, je pense ici au Fil posé, à la Roue ou aux Neuf Cuillères, il faut qu'il soit bâti par un acte nécessitant une très longue durée ou plus précisément une exceptionnelle conscience du temps. Ici, littéralement, le temps bâtit l'espace. Construit, celui-ci nous fait comprendre à la manière d'un fragment d'Héraclite que le commencement et la fin sont indécidables, imperceptibles, que dans la giration l'un ne cesse d'occuper la place de l'autre dans l'épreuve heureuse et dangereuse de la mobilité. Acceptons de nous approprier le don, l'offrande de cette forme faite grâce aux plateaux, aux assiettes, aux cuillères, suivons puis perdons cette ligne introuvable et nous atteindrons cette étrange sensation dont le sens est l'expérience d'un devenir permanent, d'une genèse n'ayant objet qu'elle-même, la figure de son principe qui, s'emparant de l'espace, le peuple de vies, de créations continues. Ainsi par ce fil, cet outil, la sculpture se saisit de la substance qu'elle met en mouvement, ainsi rend-elle l'objet abandonné, la pierre morte aux flux des mondes. Morceaux par morceaux, fragment par fragment, l'univers se met à bouger, « les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m'étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre quoi ? » écrivait Roland Barthes. Au centre le vide, l'impensable de la sculpture qui, chez Myung-Ok HAN, désigne, à la fois, la fragilité de toute « construction » mobile et le contraire d'un mouvement qu'il relance sans cesse par sa négation même. Le vide qui oblige aux
débuts et aux fins, aux « oui » et aux « non » mêlés, le vide qui, maintenu au centre du flux, crée l'énigme, c'est-à-dire la présence extrême de la forme.
Olivier KAEPPELIN