Philippe Piguet
Myung-ok Han ou la possibilité d’un être au monde
Toute vêtue de blanc, réfugiée sous un parapluie pareillement immaculé – à moins que ce ne soit une ombrelle -, aux baleines duquel sont suspendues des boules de laines colorées, elle marche dans la rue, d’un pas tranquille, droit devant elle. Il ne pleut pas, ni ne fait soleil. Le soir est tombé et il fait nuit. Myung-ok Han se dirige vers le lieu de son exposition dont c’est le vernissage. Toute la soirée, elle va ainsi déambuler parmi les visiteurs, comme protégée à l’intérieur de cet espace que détermine le volume du parapluie projeté au sol et délimité par la ronde multicolore des boules qui l’entoure.
Symbolique, cette performance que Myung-ok Han aime à réitérer
lors de ses expositions condense dans sa simplicité formelle
l’essentiel des préoccupations de l’artiste. Si celles-ci tournent autour des questions génériques de protection, de sécurité - voire de survie -, il ne faut pas vouloir en faire pour autant les vecteurs d’une esthétique militante mais bien plutôt ceux d’une aventure de création qui se veut une forme de philosophie et au sein de laquelle la couleur – quoiqu’il en paraisse parfois - joue un rôle primordial.
Quelque chose d’une sagesse est en effet à l’œuvre dans la démarche de Han qui en appelle à des formes et à des moyens
élémentaires, qui privilégie la répétition du signe – laborieuse parfois mais toujours rigoureuse - au débordement du spectaculaire et qui quête après l’idée d’énergie. C’est d’ailleurs là le mot clé de toute son œuvre, celui que décline et illustre chacun de ses actes. Celui qui les motive et qui les justifie. Quant à la couleur, si l’on peut affirmer qu’elle est consubstantielle à sa culture d’origine – Myung-ok Han est coréenne -, elle ne requiert pas nécessairement les variations du spectre chromatique et des différents tons qui le composent mais peut tout aussi bien se décliner à l’ordre des valeurs extrêmes du plus clair au plus sombre – c’est-à-dire du noir et du blanc.
Dessin, peinture, installation, quelle que soit la forme qu’elle prenne, l’œuvre de Han s’offre à voir comme l’expression de la possibilité d’un être au monde. La façon dont chacun de ses travaux renvoie irrésistiblement à l’image, sinon à l’idée d’un microcosme, et pour tout dire d’une constellation, souligne ce qu’il en est de sa volonté d’une inscription mesurée de et dans l’espace. La notion de
territoire y est centrale comme l’atteste cette autre performance intitulée O,49 m 2 de sécurité, semblable à la première, faite à l’aide d’un plateau carré de 70 cm de côté.
Soucieuse que l’être l’emporte sur le paraître, Han s’invente ainsi tout un monde de situations qui la préservent des égarements et des errances auxquels le monde contemporain entraîne l’individu et qu’elle nous invite à partager pour mieux en prendre conscience. A charge pour chacun de nous d’en tirer la valeur d’exemple qui lui convient. Pour sa part, Han dit volontiers à propos de cette façon de repli sur elle-même : « Je me suis cachée dedans », insistant sur le choix qu’elle a fait d’une solitude pleinement assumée et qui l’assure d’avoir toujours – comme elle dit - « les pieds dans mon intérieur ».
Toutes les œuvres de Myung–ok Han opèrent sur un mode duel qui
conjugue paradoxalement les notions centripète et centrifuge.
Il y va en effet d’une dynamique qui vise tout à la fois concentration et expansion. Comme s’il en était d’un principe de respiration, d’animation au sens le plus fort du mot. Qu’il s’agisse de ces pots, de ces bols, de ces assiettes qu’elle emplit jadis de longs filaments blancs soigneusement déposés en rond à l’intérieur et reliés au monde extérieur par la pelote dont ils avaient été tirés. Qu’il s’agisse de ces dessins à la mine de plomb dont les traits hachurés configurent d’improbables voûtes célestes et dont les effets de moirure jouent des incidences de la lumière pour ouvrir et fermer toutes sortes d’espaces. Qu’il s’agisse encore de cet entre-deux aux allures d’une chambre composée d’un lit et d’une tombée de fils et de boules colorées qui déterminent comme le lieu d’une retraite idéale. Qu’il s’agisse enfin de ces ronds de peinture dont elle recouvre à saturation la surface des doubles pages du journal Le Monde comme pour en immerger le contenu dans un cosmos polychrome en perpétuelle vibration.
A l’écho de l’espace et du temps, les œuvres de Myung-ok Han en appellent à la mesure d’une infinitude, à celle d’un écoulement et d’une étendue comme d’une suspension et d’une condensation. Tout y est conçu et réalisé pour dire notre présence au monde dans sa relation à l’énergie fondamentale qui le constitue et dont nous sommes pleinement chargés. « Qu’est-ce donc que ce festin du temps auquel nous convie Myung-ok Han si ce n’est l’expérience renouvelée d’une genèse ? », s’interrogeait quelque part Olivier Kaeppelin dans l’un des textes qu’il lui a consacrés. Pour ce que ses œuvres sont autant d’événements que porte l’idée d’un commencement sans fin, d’un geste sans cesse répété sans jamais s’épuiser, d’une tension permanente entre les pôles les plus extrêmes, il y va en effet d’une réflexion existentielle sur l’origine. Non point à la recherche d’un temps perdu mais d’un lieu source
d’où sourd la vie et où tout prend forme.
Dans le contexte d’un monde en pleine ébullition, voire en perdition, - qui plus est, d’un milieu de l’art qui a par trop tendance à vouloir le disputer pour ne pas être en reste -, la démarche de Myung-ok Han peut apparaître comme utopique. C’est-à-dire relever de l’idée d’un non lieu. En vérité, il n’en est rien. Elle participe, bien au contraire, à en désigner un, essentiel et ébloui, un lieu inédit et singulier, en marge de toutes les vanités et de tous les orgueils qui règlent le monde aujourd’hui. En ce sens et pour ce qu’il propose une bienheureuse attitude, l’art de Myung-ok Han fait œuvre de salubrité mentale.
porte-bonheur, 2009 Philippe Piguet